First Round [Ametsi]

Mr. H. était heureux. Depuis toutes ces années, c’était sans doute la première fois qu’il était si gai. Il sifflotait, son regard, derrière ses lunettes rondes, pétillait, et un vague sourire béat flottait sur son visage. Assurément, il ne ressemblait en rien au directeur cruel et sadique qu’on décrivait. Il faut dire que depuis quelques jours, sa vie avait pris un tournant radical. Il partageait son lit toutes les nuits avec Ian, ils avaient pris quelques jours de repos bien mérités, et Mr. H. réapprenait simplement à vivre. Alors bien sûr, lorsqu’on a été malheureux presque toute sa vie, avoir enfin quelques jours de gaieté est comme une libération. De son bureau, il levait sans cesse les yeux vers la porte commune qui le séparait de son secrétaire. La porte était ouverte et il entendait le claquement régulier de la marguerite de la machine à écrire. Impossible de se concentrer, mais pas à cause de ce bruit, non ! Comme un gamin de quinze ans, il espérait entendre une pause et voir débouler Ian pour une série de signatures – qui aurait probablement viré en pause crapuleuse. Ah ! Être amoureux était tellement étrange, et tellement grisant !
Les évènements qui devaient se dérouler avec Christian dans la salle de bal ne s’étaient pas encore produits. Il semblait donc à Mr. H. qu’aucun nuage ne viendrait assombrir la clarté de ce ciel si bleu. La joue appuyée sur une main, il relisait pour la neuvième fois le dossier d’une délinquante de seize ans. Non, il était impossible de se concentrer. C’était curieux. Alors que se retrouver dans un état pareil l’aurait très probablement agacé voilà quelques semaines, aujourd’hui, il aimait être perturbé. C’était bon signe, non ?
Il se leva tout à coup, agacé à l’idée d’attendre. Il pouvait bien aller voler un baiser à Ian, non ? Se pencher au dessus de son épaule d’un air sérieux, pour vérifier son travail, avant de poser ses lèvres dans son cou et de passer ses bras autour de lui. Oh, là ! Iris, ce n’était pas du tout le moment d’imaginer ce genre de choses. Avoir envie de sexe en pleine journée, ça lui ressemblait tout à fait, mais ce n’était absolument pas le moment. Il se demandait, non sans impatience, quand l’instant serait bien choisi pour « aller plus loin ». Ian était encore maladroit et un peu craintif. Mais Mr. H. avait tellement envie de partager cela avec lui... Mais, bon... un baiser, ça pouvait rester innocent, hein ! N’est-ce pas ? Même lui s’était découvert une douceur et une tendresse qu’il pensait avoir oubliées depuis longtemps. Il se plaisait à ce flirt un peu poussé, à cette découverte progressive du corps et des sensations de Ian.
Décidé, donc, à obtenir un baiser, même innocent, il contourna son bureau et se dirigea vers la porte ouverte, mais un événement inattendu mais pourtant prévu l’interrompit brusquement. Quelques coups frappés à la porte de son bureau le ramenèrent à la dure réalité de High Creek’s Jail. Un rendez-vous ? Oh, oui... un rendez-vous. Il avait convoqué un Prisonnier qu’il voulait voir depuis longtemps.
Poussant un long soupir, il se détourna de la porte ouverte pour retourner à son bureau. Allez, donner l’illusion qu’il était très occupé et qu’il travaillait avec sérieux. Virer le sourire béat et l’air joyeux. Redevenir Mr. H. Ne plus être Iris.

– Entrez.

La voix n’avait pas tremblé ni exprimé la plus petite note d’agacement, même s’il bouillonnait à l’intérieur. La porte de son bureau s’ouvrit. Eva Yolanda Quiñones passa la tête par l’entrebâillement et lui adressa un sourire poli.

– Bonjour, monsieur. J’vous amène le garçon.
– Merci, miss Quiñones.

Il se leva une nouvelle fois pour faire semblant d’accueillir convenablement le Prisonnier. Une silhouette frêle pénétra dans la pièce. Mr. H. sourit. De longs cheveux, un œil perpétuellement fermé, un air un peu inquiet... Le garçon était exactement tel qu’il se l’était imaginé. Pauvre petite chose... Comme elle avait dû souffrir, quand Maori lui avait crevé l'œil... Mr. H. s’assit sur le coin de son bureau et désigna la chaise placée en face de lui, faisant ainsi signe au garçon de s’asseoir.

– Bonjour, Mr. Dayan. Comment vous portez-vous aujourd’hui ?

Première rencontre entre les deux. Il était temps de commencer les choses sérieuses.

L'emmener ici n'avait pas été facile. Bien sûr, la Gardienne ne lui avait pas dit où elle l'emmenait. On savait bien comment il réagissait dès qu'on faisait ne serait-ce que mentionner le directeur. Mais dès qu'ils avaient commencé à gravir les escaliers, il avait compris. La panique avait déferlé comme un fleuve de métal en fusion dans ses veines. Et il avait fui, aussi vite que ses jambes pouvaient le porter. Il avait couru, son coeur heurtant violemment sa cage thoracique comme s'il voulait en sortir, la gorge déchirée par des lames de rasoir. Puis une poigne de fer s'était refermée autour de son poignet, et il s'était retrouvé plaquée au sol. Il avait tiré, poussé, griffé, mordu, craché, rien n'y avait fait. Des hurlements s'échappaient de sa gorge, il ne respirait presque plus que pour crier à nouveau. On avait peine à croire qu'un tel vacarme puisse s'échapper d'un être aussi frêle. Le Ametsi de tous les jours, le doux, le docile, effacé et craintif, cet Ametsi là semblait bien loin face à la furie qu'Eva devait maîtriser... Ce n'est plus un adolescent, c'est un animal, une bête sauvage, enragée. Jonathan n'avait pas tardé à rappliquer, avec un tranquillisant.

Il continua de crier quelques instants, le visage écrasé contre le parquet froid, les yeux révulsés, l'écume aux lèvres... Et puis son corps s'était détendu, muscle par muscle. Sa voix avait perdu en intensité, jusqu'au silence. La Gardienne l'avait maintenu encore quelques secondes à terre, le temps de s'assurer qu'il ne feignait pas le calme. Et puis elle l'avait entraîné à sa suite. Il avait obéit cette fois. Docile comme une poupée de chiffon. La drogue avait fait son effet.

Il s'était tenu devant la porte du bureau, bras ballants. Oscillant légèrement d'avant en arrière, la tête légère comme une bulle de savon. La porte s'ouvrit et sous l'impulsion de la main de la Gardienne posée dans son dos, il pénétra dans la pièce. Même sous l'effet de drogue, chaque fibre de son corps lui hurlait que ça n'était pas un bon endroit. Qu'il ne fallait pas qu'il reste là. Et pourtant il obéit à l'injonction du directeur et s'assit. C'était donc ce visage que le démon revêtait ? Celui d'un bel homme vêtu de blanc, l'allure raffinée ?Monstre caché sous la blancheur du lys... Il le fixa sans rien dire. Malgré le tranquillisant, il devinait les fêlures dans la porcelaine parfaite de son visage. Les craquelures derrière lesquelles grouillaient la vermine infâme des Enfers.

Ametsi était terrifié, vraiment. Mais à présent qu'il était là... Il devait tenir bon. Dieu l'aiderait. Il l'aiderait sûrement... N'est-ce pas ? Il répondrait à sa prière. Il frotta nerveusement son bras, couvert de symboles cabalistiques, comme toujours.

"...bien. Je suppose."

Il ne l'avait pas attiré au coeur de son antre pour lui demander des nouvelles de sa santé, si ?

Mr. H. fixait d’un air très intéressé le visage d’Ametsi. L’aspect un peu vitreux de son œil unique indiquait qu’Eva Yolanda Quiñones avait dû user d’un tranquillisant pour amener le garçon jusqu’ici, ce qui n’était pas vraiment étonnant. Lorsqu’il avait appris que le directeur en personne voulait le voir dans son bureau, Ametsi avait dû entrer dans une peur panique. Un fin sourire étira les lèvres de Mr. H. Parfait. S’il inspirait une telle crainte à ses Prisonniers, c’était une bonne chose. C’était même exactement ce qu’il voulait. Il se pencha un peu en avant pour plonger son regard dans celui du garçon, avant de se redresser. Malheureusement, Ametsi était dans une bien piètre condition. Malingre et dépareillé, le garçon ressemblait à une espèce de poupée de chiffons sale qu’on aurait oubliée sous un lit, et ressortie après quelques mois d’abandon. Et Mr. H. détestait la saleté.
La suite des évènements risquait d’être bien pire qu’Ametsi ne se l’imaginait. Subir le « traitement » de Mr. H. n’avait rien d’une partie de plaisir. Au mieux, le garçon s’évanouirait au premier contact. Au pire, il en deviendrait fou. Mr. H. espérait que ce ne serait pas le cas : il avait toujours pressenti que ce Prisonnier ferait un Gardien tout à fait compétent, et il avait un don pour sentir ces choses. Si Ametsi se montrait réceptif à son « traitement », non seulement il y gagnerait en confort, mais il aurait également la possibilité de s’occuper à son tour des Prisonniers. Son expérience lui serait très certainement utile.

– Détendez-vous, Mr. Dayan. Vous n’avez rien à craindre de moi.

Quel menteur, Mr. H. ! Ametsi avait tout à craindre de lui. Ce serait un moment difficile à passer. D’autres s’étaient donné la mort après seulement la première séance – première, oui, car il y en avait plusieurs avant d’arriver au résultat escompté ! Cela dépendait des personnes : certaines étaient plus réceptives que d’autres et avaient besoin de moins de séances. D’autres, en revanche, se braquaient et devaient en subir bien plus. Celles-là faisaient bien souvent les Gardiens les plus fous.
À cause de sa mémoire défaillante, Mr. H. ne parvenait même plus à se souvenir de son tout premier « traitement ». Il ne savait pas non plus comment il avait fait pour savoir ce il fallait faire, alors même que personne – et il était sûr de cela – ne lui avait expliqué. C’était comme si quelqu’un lui avait insufflé cet instinct. Le « traitement » le dégoûtait de plus en plus au fil des mois. Au début, il avait eu peur, puis il s’était habitué. Mais à présent, il ne supportait plus ces images, ces sons, ces horreurs qu’il transmettait au futur Gardien. Malheureusement, il n’avait pas le choix. La survie de High Creek’s Jail reposait sur le nombre de Gardiens qu’il avait, et on ne le laisserait faire sombrer la maison de correction dans la déchéance. Quel dommage... Depuis quelques semaines, il ne rêvait que de s’enfuir loin du château, serrant la main de Ian dans la sienne. Il voulait vivre. Même si on ne lui laissait que peu de temps, il voulait désespérément vivre.
Néanmoins, l’heure n’était pas aux questions de sentiments. Mr. H. soupira et eut un sourire de compassion. Pauvre petit Ametsi... Le moment était venu de passer aux choses sérieuses.

– Depuis combien de temps êtes-vous parmi nous, Mr. Dayan ? J’ai entendu dire que vous aviez fait de grands progrès. Aucun Gardien n’a besoin de vous rappeler à l’ordre, c’est bien.

Le garçon aurait presque pu s’attendre à un « nous allons pouvoir envisager votre sortie prochaine », avec le ton employé par le directeur. Mais ça ne serait pas le cas. Il n’y aurait pas de sortie pour Ametsi Dayan, puisque Mr. H. avait jeté son dévolu sur lui. Le directeur se leva, passa derrière le garçon, avec la lenteur terrible qui précède toujours les pires actions. Il posa doucement ses mains sur les épaules du Prisonnier. Rien ne se produirait tant que leurs peaux ne seraient pas en contact.

– Je pense qu’il est temps de parler de votre avenir à High Creek.

Et il posa ses deux mains sur les joues du garçon. Les images affluèrent dans son esprit alors même qu’elles fonçaient sans aucune retenue vers celui d’Ametsi. Le désordre, les crimes, la colère, la rage, la haine, l’Enfer, voilà ce qui les attendait, si personne ne se chargeait de réguler les vices humains. Mr. H. eut la nausée, une fois de plus, mais il garda ses deux mains posées sur les joues d’Ametsi. Il fallait que les images, horribles et terrifiantes, fassent leur effet. Ametsi n’en garderait pas le moindre souvenir. Ne resterait que l’impression terrible qu’il fallait, à tout prix, l’ordre et la discipline. Et que ce ne serait possible qu’en servant fidèlement le directeur de High Creek’s Jail...
Mr. H. retira ses mains après quelques longues, très longues secondes, à bout de souffle. Il espérait que Ian n’avait pas assisté à cela, depuis son bureau. Il espérait que Ian, qui avait lui aussi subi le « traitement » n’en viendrait jamais à se questionner là-dessus. À bout de souffle, Mr. H. alla s’asseoir sur son bureau, devant Ametsi, mais ne releva pas immédiatement la tête. Les séances étaient toujours tout aussi éprouvantes pour lui que pour les futurs Gardiens.

Ametsi n'arrivait pas à détacher son regard du directeur, comme un papillon incapable de détacher son regard des flammes où il allait se consummer. Il avait quelque chose de fascinant dans son horreur. La façon dont il souriait n'était pas vrai. Sa façon de bouger n'allait pas. Ce n'était pas que Mr H ait l'air de se forcer, non. C'était plutôt qu'il y avait quelque chose dans son allure qui sonnait faux. Quelque chose d'anormal. Il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Mais c'était bien là. Comme une odeur de pourriture flottant dans l'air, diffuse, insaisissable, mais bel et bien présente. Était-ce cela qu'on appelait la "beauté du diable" ? Ce attrait hynotique, séduisant et repoussant, qu'a l'abîme quand le pont sur lequel vous avancez semble sur le point de céder sous vos pas...

Se détendre ? Impossible. Il était tendu comme les cordes d'un violon. Ses mains tiraillaient nerveusement sur le t-shirt miteux, qui avait dû être blanc dans une vie antérieure, lui tenant lieu de haut. Ses pieds nus dépassaient des jambes d'un pantalon trop long pour lui, beigeâtre, effiloché en bas d'avoir trop frotté contre le parquet. Ses cheveux retombaient autour de lui en un rideau hirsute et épais... On aurait pu les prendre pour une perruque de laine blonde tant ils étaient mal entretenus. Il ressemblait effectivement à une poupée, un jouet désarticulé, maltraité par la vie et les jeux de ses propriétaires, déchiré, recousu, terne et sale. Un jouet comme on en a enfant, et qu'on jette à la poubelle quand il devient trop abimé pour servir encore. Sa voix était pâteuse, embrumé comme il l'était par le tranquillisant, mais elle était claire, dénuée de tremblements, malgré la peur qui lui écrasait la poitrine.

"Cinq ans, monsieur."

On dit qu'une minute en enfer, c'est toute une vie. Que dire de cinq ans alors ? Cinq ans de sévices. De démence. De peur. Aucun Gardien n'avait besoin de le rappeler à l'ordre ? Ça ne l'avait jamais empêché d'en baver. Aïko lui avait bien déboîté le bras, pas si longtemps auparavant. Juste parce qu'il transpirait de terreur. Il n'avait pu enlever l'écharpe qu'Aidan lui avait mis que deux jours auparavant... Parmi les Prisonniers, le jeune juif était sans aucun doute le canard le plus boîteux. Le plus frêle aussi. Une âme et un corps changés en bonzais, à force de les blesser et de les contraindre. Qu'il soit encore aussi sain d'esprit après tout ce temps passé à High Creek, malgré ses crises d'hystérie et ses hallucinations, tenait du miracle.

Il se crispa avec violence au contact des mains de l'homme sur ses épaules, persuadé que la douleur allait suivre. Que ses doigts allaient se refermer sur les os délicats, et serrer jusqu'à ce qu'on les entende craquer, jusqu'à les broyer, avec la cruelle lenteur dont le monstre du Sheol semblait avoir le secret... Parler... De son... Avenir à High Creek ? Quel avenir ? Il ne pouvait y avoir d'avenir ici ! Il ne pouvait... Il ne... Il devait sortir ! Il...

Raz-de-marée mental. Qui emporte tout. Déferle au milieu de ses pensées les plus intimes, brutal, inexorable. Il n'y aurait pas de mots pour décrire ces superpositions d'images, de sensations et mots viciés... Il n'y aurait pas de mots pour décrire la douleur qu'elle réveille en lui, une souffrance inconnue jusque-là, nouvelle. Ametsi était totalement vulnérable, incapable de se défendre ou de fuir face à cette intrusion. Il ne pouvait fermer les yeux, les images étaient imprimées sur ses rétines, derrière ses paupières, dans sa tête... C'était un viol. On lui violait son âme. On la griffait, la déchirait, la réduisait en lambeaux...

Et l'atroce sensation se dissipa. Un hoquet l'agita, et il tomba terre, plié en deux au-dessus de la corbeille à papiers pour vomir, extirper de son corps l'immonde sensation de viol qui ne le quittait pas. Ce ne fut pas long. De toutes façons, il n'avait presque rien mangé, depuis... longtemps. Il releva les yeux vers Mr H, son oeil blanc, grand ouvert par l'horreur, reflètant le visage de l'homme, comme un miroir laiteux. Ses lèvres s'ouvrirent, pour murmurer quelque chose, mais ses mots étaient si légers, si proches du souffle, qu'ils demeurèrent inaudibles... Et puis un spasme l'agita, puis un autre... Ses yeux se révulsèrent, et il s'effondra, inconscient.

NOIR.

La douleur était insupportable. La main portée à son front, Mr. H. mit plusieurs minutes avant de reprendre ses esprits. Le « traitement », succession d’images et de sensations toutes plus horribles les unes que les autres, l’affectait presque autant que ses victimes. Et dire qu’il lui faudrait répéter cette abomination jusqu’à la fin des temps. Il eut un haut-le-cœur et dut se détourner pour le contenir. Pourquoi n’avait-il pas encore sombré dans la folie, lui ? Alors même qu’il devait subir ces séances, encore et encore, pourquoi n’avait-il pas perdu la raison à force de tortures ? Peut-être parce qu’il aimait ce qu’il prônait. L’ordre, la discipline, les règlements, il avait appris tout ça bien avant High Creek’s Jail. Redresse-toi, Iris ! Ses tempes bourdonnaient du bruit incessant du sans battant dans son cerveau. Il fut pris d’un frisson, alors même qu’il était brûlant.
Les prochaines séances seraient sans doute moins difficiles. Petit à petit, Ametsi Dayan s’habituerait et accepterait les principes de vertu qu’il tentait de lui inculquer. Il n’y aurait alors plus beaucoup à faire. Aucun besoin de forcer des barrières qui ne lui seraient plus fermées.
Le jeune Prisonnier avait été courageux. Malgré la douleur et l’horreur de ce qu’il avait à voir, il n’avait pas crié. Certes, la suite s’était montrée moins reluisante, mais il avait affronté le « traitement » avec une certaine bravoure. À moins que les calmants administrés n’eussent amoindris sa capacité à réagir. Mr. H. détestait entendre des hurlements. Ametsi Dayan lui avait épargné des cris inutiles.
Après quelques instants de repos, assis sur son bureau, son corps entier parcouru de frissons, Mr. H. se leva. Ses jambes flageolantes manquèrent de se dérober sous lui ; le fauteuil de la chaise fut le bienvenu pour s’y rattraper. Une minute supplémentaire fut nécessaire pour recouvrer pleinement ses esprits. Enjambant sans plus de cérémonie le corps inanimé du Prisonnier, il tituba jusqu’à la porte et l’ouvrit. Eva Yolanda Quiñones attendait, appuyée contre le mur, une cigarette éteinte collée entre les lèvres. Elle se redressa en voyant le directeur sortir.

– C’est terminé, annonça Mr. H. d’une voix blanche. Ramenez-le à sa chambre.

La jeune femme obéit sans discuter, ni paraître le moins du monde surprise. Les Gardiens étaient habitués à cela. Ils n’assistaient jamais au « traitement », mais ils savaient que c’était plus ou moins pour la bonne cause. Mr. H. la regarda soulever le corps frêle du Prisonnier comme s’il ne s’agissait que d’un enfant de dix ans, soulever la poubelle d’une main pour l’emporter, et elle sortit, saluant brièvement son employeur de la tête. Mr. H. referma la porte derrière elle et s’appuya contre le bois. Il était épuisé, à bout de forces. Il lui faudrait quelques heures pour récupérer – quelques heures de repos et non de sommeil, puisqu’il ne dormait presque jamais. Néanmoins, un repos serait salvateur.
Le claquement de la marguerite s’était arrêté. Mr. H. tourna la tête en direction de la porte qui permettait de rejoindre le bureau de Ian. De nouveau, l’idée de le retrouver s’imposa à lui, mais il la repoussa fermement. Il ne voulait risquer aucune question, aucun interrogatoire. Ian n’était pas stupide : tôt ou tard, il s’interrogerait sur les étonnantes capacités de son amant, sur cette surprenante jeunesse qu’il gardait alors que les années passaient pour lui. Et Mr. H. se demandait toujours ce qu’il allait répondre à ce moment.

– Je vais me reposer, Ian, annonça-t-il sans oser entrer dans le bureau du secrétaire. Si on me cherche... je suis dans ma chambre.

Et il prit une autre porte, sur le mur en face, pour gagner sa chambre, presque aussi impersonnelle qu’une chambre de Prisonnier. La seule fantaisie trônait en face du lit, écran à cet instant silencieux et aveugle. Mr. H. tira les lourds rideaux, s’étendit sur son lit. Ian aurait pu le rejoindre. Ils auraient pu faire la sieste, ensemble, comme ils l’avaient fait le premier jour. Il se sentait si fatigué, et si vieux... si vieux... Ses yeux se fermèrent. Quelques minutes plus tard, son sommeil serait peuplé de créatures monstrueuses, de flammes ardentes et de hurlements terrifiants. Mais pour l’instant, il aurait un peu de répit. Autant en profiter. Car d’autres séances viendraient, et il lui faudrait alors être prêt.