De l'oubli et ses infortunées conséquences

Eh ben, c’était marrant, ça. Il était certain d’avoir laissé ses clés ici. Ou bien là. Aidan ouvrit le tiroir de sa table de chevet. Enfouit sa main dans sa poche droite, sa gauche. Eh ben… Il se laissa tomber sur son lit et croisa les bras derrière sa tête pour prendre le temps de réfléchir. Il devait se récapituler sa journée d’hier.

5h30. Lever et douche en vitesse.

6h00. Au réfectoire. Il avait sa clé, parce qu’il avait verrouillé sa chambre. Il avait pris son petit déj’ avec Alex, avait failli filer un coup de matraque à Ian MacCartaigh qui avait tenté de lui voler son bol de céréales.

6h30. Surveillance dans les douches des mecs. Il avait salué Ametsi et avait veillé à ce que personne ne l’embête.

8h00. Il s’était assis au fond de la salle de taff, à écouter les cours d’Anstern et à prendre des notes, tout en faisant mine de garder un œil sur les prisonniers. Il s’était toutefois gardé de lever la main pour poser une question concernant l’usage du gérondif.

12h. Déjeuner. Alex n’était pas là. Il s’était assis avec Anstern et l’avait questionné à propos de sa leçon de la matinée.

12h30. Surveillance de la cour. Il avait dû attraper un prisonnier qui tentait d’escalader le mur d’enceinte et le passer à tabac. Passage à l’infirmerie, par la suite, où il lui avait bricolé une attelle de fortune pour un bras cassé.

Jusqu’à treize heures, il avait patrouillé hors du bâtiment principal, l’aile abandonnée et les annexes. Il avait surpris deux détenus en train de s’envoyer en l’air dans les écuries. Il les avait envoyés à Maori qui, semblerait-il, se faisait la police des mœurs, ces derniers temps. L’Irlandais avait eu vent de l’effeuillage public auquel l’une des jumelles, celle d’Anstern, avait dû procéder. Amusant.

16h. Petite pause. Il était passé aux cuisines chercher un truc à grignoter. Il avait toujours ses clés, parce qu’il était retourné à sa chambre pour prendre un nouveau paquet de clopes. Il était allé cogner à la porte d’Alex. Longue pause.

19h. Dîner.

19h30. Patrouille dans le bâtiment principal. Rappel qu’il fallait respecter le couvre-feu aux prisonniers.

22h. Est-ce qu’il avait verrouillé sa porte? Oui? Non? Est-ce qu’elle était déverrouillée quand il était allé au lit?

C’était bizarre. Bizarre… Peut-être qu’il l’avait perdue au dîner? Il ferait peut-être mieux d’aller vérifier… Il s’apprêtait à se lever quand il remarqua qu’il n’était plus seul. Oh, merde.

« Euh… Salut Mihael. »

Il avait refermé la porte derrière lui, bien silencieusement. Bien consciencieusement. Sans bruit, surtout sans bruit, ne pas faire sursauter. Se tourner contre la porte, y placer son dos, comme ça, sourire, et attendre le...

Contact visuel.

Mihael était dans un grand jour. Un jour exceptionnel, une avancée dans le jeu d'échec de sa vie en cette prison. Il avait trouvé un trésor. Il allait se coucher, le couvre feu avançant, quand il l'avait croisé, dans la patrouille. Lui, un Gardien. Il avait baissé les yeux, bien entendu, avait sourit, juste un peu. Le sourire avait été rendu, et Mihael avait guetté en coin, alors qu'il allait rentrer dans sa cellule, le Gardien. Pour voir s'il mordait à l'hameçon. S'il se retournait. Il ne s'était pas retourné, mais à la faveur d'un petit heurt avec un autre prisonnier qui voulait ressortir de sa chambre, quelque chose était tombé au sol. Son petit trésor. Une clé.
Aidan était reparti. Mihael également, mais après un petit crochet. Une clé. L'opportunité de faire un grand pas, ou une grande erreur. Une très grande erreur. Il avait attendu, un peu, se donna le temps de réfléchir à ce qu'il allait faire, dire. A comment il allait se mettre en scène. L'idée lui vint, lumineuse. Évidente.

Et il était là, cils abaissés, sourire mignard et sucré aux lèvres, soumis, humble. L'expression qui faisait pressentir le coeur battant, l'audace qu'on regrette déjà. Le genoux un peu serrés l'un contre l'autre. Il se mordit la lèvre, en relevant les yeux vers Aidan. Le rose aux joues, évidemment. L'arme idéale. Il serrait le col de sa chemise, comme pour se donner un peu d'air, ne pas suffoquer tout de suite. Intimidé, oui, tellement intimidé devant le Gardien si puissant. Et pourtant il est là, il a osé, et il en sourit si adorablement. Comme un enfant qui fait une petite bêtise pour offrir un gros cadeau. C'était le cas. Cadeau était tendu, présenté, là. On ne pouvait dire à l'emballage s'il était réellement empoisonné.
Navré de faire irruption dans votre... Chambre.

L'oeil tourna, capta, décrivit, avec une fausse expression d'admiration. En son for intérieur, il en analysait les effets personnels pour en déterminer plus nettement la personnalité de son client de ce soir. Mordille-toi la lèvre encore une fois. Il rabaissa le regard, encore, se décolla de la porte et fit un petit pas. Très petit. Se mordit un ongle, juste pour mettre en valeur sa lèvre moite et rougie.
Mais j'ai trouvé quelque chose qui peut être important, et je ne voulais pas que ça soit... Enfin, mal employé, ou que ça vous manque. Comme... Comme j'avais peur qu'on m'accuse de l'avoir... Pris, je...

La nervosité affichée, celui qui regrettait de plus en plus: Belle prestation d'acteur. Un soupir, un regard suppliant, enfin. Ne me punis pas, j'ai tellement bien voulu faire, et je t'ai choisi, disaient les yeux. Le bel enfant. Si doux. On aurait eu envie de le cajoler. Ou de le mordre. Il était frais, n'est-ce pas? Frais et offert.
Mange-moi.

Ouh. Ça s’annonçait pas bien du tout, ça. Aidan se souvenait très bien des mises en garde que lui avait prodiguées Alex au sujet de Mihael Still, entre deux pelles, bien sûr : « il fait son innocent… - pelle – mais en fait, c’est la pire des traînées – pelle – je connais bien ce genre – pelle – c’est super dangereux. » Devant le ton docte emprunté par son collègue, plus calé en psycho et en anthropo que son partenaire, l’Irlandais avait hoché la tête et répondu avec fougue aux patins qu’on lui roulait. Il pouvait pas être *si* terrible, ce gamin. C’était peut-être Alexei, qui exagérait, pour être certain que son nouveau joujou n’aille pas voir ailleurs. Fallait pas charrier, hein, « pire des traînées », c’était un peu fort.

Et non, finalement. Ce l’était pas. Le môme était doué, très doué. Le sourire invitant, ces petites lèvres délicieuses, les dents qui s’y enfoncent, la couleur qu’elles prennent, le regard sulfureux. Oula. Il était mal barré, l’Irlandais. Foutrement mal barré. Poussant un léger soupir, il détourna son regard de la vision angélique venue frapper à sa porte pour fermer les yeux et inspirer profondément. Ouf. ‘Fait chaud. Il invoqua l’image d’Alexei dans son esprit, un Alexei souriant, au moins aussi sexy que la bestiole tentatrice qui avait pénétré dans sa chambre. Un Alexei furax, aussi, prêt à lui couper les couilles s’il cédait à ses faiblesses. Il n’était pas con, l’Irlandais. Il se doutait que les foudres du Russe ne tarderaient pas à le frapper s’il avait vent du moindre incident. Valait donc mieux éviter que le bruit ne courre que Mihael Still avait passé une période prolongée dans la chambre d’Aidan O’Connell.

Bon, allez, O’Connell. Tu ne penses pas qu’avec tes couilles. Lève-toi, dis merci au gamin et renvoie-le du bon côté, celui des prisonniers et place une jolie barrière entre leur enclos et le tien. C’était bizarre, ce sentiment d’être du mauvais côté de la clôture, d’être la brebis qui zyeute le loup et qui déglutit en voyant sa fin approcher. Surtout, O’Connell, surtout, évite les signes visibles, ça risquerait de l’encourager, ce prédateur aux yeux trop doux.

Se levant, il s’approcha du garçon dans le but de le faire reculer vers la porte. Il ne pouvait tout de même pas rester planter là, en toute logique, il reculerait, le gosse.

« C’est super, super sympa de ta part, Mihael. Je te remercie. Je te promets que personne t’accusera de vol. Je vanterai même ton honnêteté. »

Passant sa main dans ses cheveux d’un air alors là très embarrassé, il s’enquit :

« Et maintenant, si t’as rien d’autre à me dire, tu devrais peut-être retourner au bâtiment principal. C’est pas courant qu’un pensionnaire passe du temps ici. Il faudrait pas que tu aies des ennuis. »

Il hésita à ajouter : « Et je connais ta réputation, en fait, c’est plutôt moi qui ai pas envie d’avoir des emmerdes. C’est très gentil, t’es vraiment bandant, mais non merci, je peux pas. Une prochaine fois, peut-être, quand je serai plus fiancé. » Cela se lisait sûrement sur sa gueule hésitante, d'ailleurs. Il ne voulait pas avoir recours à la force. Il ne voulait pas avoir à toucher, le gamin, à priori. Ce serait ridicule, de toute manière, être obligé de le pousser dehors. Mais il n'aurait pas à se rendre jusque-là de toute façon. Mihael serait sympa, il capterait sa situation et se casserait... hein?

Et non. Et non, il ne reculait pas, le gosse. Certainement pas. Il courbait juste un peu plus la nuque, comme une collégienne qui aurait fait sa première déclaration d'amour. La main à ses lèvres remontait un peu, passait sur son cou, alors qu'il relevait les yeux vers le visage du Gardien. Avec un éclat si tendre de gratitude. Merci, oh merci de ne pas m'abimer. Je ferai tout ce que vous voudrez. Et non, il ne reculait pas.
Intérieurement, Mihael jubilait. Cette mine déconfite, hésitante, il avait tout du mec qui voudrait mordre en plein dedans, mais qui songeait à sa ligne. A ses fesses, en l'occurrence. Le Directeur aurait peut être quelque chose à y opposer, hein? Ou alors, quelqu'un d'autre? Peut être bien une femme, une Gardienne? Il avait observé l'antre de son client du soir, c'était... C'était désespérément vide. Ca manquait de chaleur, d'humanité, c'était... Seul. Solitaire. Il devait venir de trouver quelqu'un qui lui plaisait et en être aux prémices, ou connaître par coeur le règlement. C'était bien. Ca lui permettrait de jouer sur l'interdit. Alors, il renforça l'angélisme, Mihael. Il faisait le repenti, celui qui était si navré d'avoir été un si mauvais garçon.

Il entrouvrit les lèvres, les yeux plongés dans ceux d'Aidan, comme s'il cherchait les mots, comme s'il... N'avait pas envie de partir, pas tout de suite. Comme s'il avait froid, soudain, lui aussi. Comme un oisillon perdu.
Que les clients pouvaient adorer jouer le rôle du protecteur qui te baise à la fin. C'était l'un de ses rôles les plus réputés. Certains y croyaient encore, alors même qu'ils le payaient à la fin.

Oh je... Vraiment, merci... J'étais... Je ne voulais surtout pas vous déranger...

Un sourire, alors qu'il baissait encore les yeux. Qu'il mettait les mains dans les poches arrière de son pantalon, avant de sursauter. Perdu, piou piou, oisillon perdu, tout ça.

Ho! Excusez-moi, monsieur... J'ai failli oublier de vous la donner...

Il sortit la clé précieuse d'une main tremblante, si tremblante qu'elle lui échappa, bien sûr. Avant de tinter au sol. Et lui, de se mordre encore la lèvre, de se mettre à genoux aussitôt. De lancer d'une voix presque désespérée.

Pardon, pardon, je... J'ai les mains moites, je... Enfin, la voilà...

Il essuya religieusement la clé, sembla en vérifier l'intégrité, la traitant comme une relique. Et de la tendre, à plat, dans sa paume. Toujours à genoux. Dans cette position qu'il savait le mettre encore davantage en valeur. Un peu cambré. Main libre au sol, étalée. Visage tendu, lèvres offertes. Chevelure un peu folle, qui voulait qu'on la touche, qu'on y remette un peu d'ordre.

Et le sourire de fuir, petit à petit.

Vous... Parlerez de moi au Directeur?... En bien?...

Jouons sur le tableau du repenti par la peur, encore davantage. Et quel jeu. Quel mine soumise. Quels yeux pleins d'un espoir ténu, mince comme le fil d'un rasoir pour fuir définitivement l'endroit. Mihael avait le masque de celui qui cherchait l'absolution par le dieu de ces lieux. Le Directeur. Oh, Aidan, dis-lui que tu vas parler de lui en bien. Que tu vas dire à quel point c'est devenu quelqu'un de convenable. D'honnête. De doux...
Quelqu'un qui commençait à avoir un visage effrayé. La voix un peu voilée.

Dites... si... Je peux vous demander de... Me raccompagner à ma chambre?... Si quelqu'un me... Trouve... Je...

Et une lichette de traumatisme silencieux et digne. Il ferma les yeux sur ses malheurs, comme un saint pudique. Non, il n'avait pas reculé, non. Il avançait ses pions, un à un, en touches d'essai. Pour savoir ce qui plairait, ce qui amadouerait. Marie-Madeleine, après tout, avait fait douter le Christ lui même, à ce qu'on disait.

Il fallait l’avouer, ça lui traversa l’esprit. C’était la position, voyez-vous? On ne pouvait quand même pas la manquer. Il aurait fallu être un saint pour ne pas le voir. Notre Père qui êtes aux cieux… Et ne nous soumettez pas à la Tentation, mais délivrez-nous du Mal. Délivrez-nous du Mal. Délivrez-nous du Mal. Du Mal. Oh, allez… Chez les mecs, en plus, tout était dans le visuel, plus encore même que le sensuel. Il se serait vu perdre sa main dans ces cheveux en bataille, déboucler sa ceinture, approcher ces lèvres de ce renflement qui s’était déjà formé dans son pantalon, qu’elles effleurent d’abord, et qu’ensuite… Non. Non, non, non. Les mains moites, hein? Non. Non. Non. Il avait les hormones en ébullition en raison des premiers contacts avec Alex, il ne fallait pas s’emballer à la première occasion. Ce n’était pas parce qu’il n’avait pas encore eu sa dose quotidienne de joli Russe qu’il devait succomber.

De toute façon, une fois qu’on était dans le secret, c’était presque ridicule, le jeu du môme. L’Irlandais avait suivi cette main tremblante, la trajectoire de cette clé, cette pause à genoux, un peu halluciné. Il aurait rigolé si le gamin n’avait pas été aussi adroit, parce qu’un amateur aurait pu exécuter les mêmes manœuvres et passer pour le dernier des imbéciles. Par contre, Mihael était définitivement passé maître dans l’art de la saloperie. Si on ne faisait attention qu’à ses gestes, qu’à son attitude, c’était douloureux tant c’était affriolant. Si on gardait en tête que c’était du vent, une parodie de séduction montée pièce par pièce, ce le devenait beaucoup moins.

Prenez Alexei. Celui-ci était conscient de ce qu’il faisait aussi. Peut-être était-ce naïf, mais Aidan avait tout de même l’impression qu’une partie d’innocence était conservée. Que ce bonbon-là était sucré, amer par moment, mais jamais empoisonné. Au contraire du gosse en face de lui. Pareil pour Ametsi qui, lui, incarnait la parfaite candeur, un bouton de rose venant à peine d’éclore qu’on aurait envie de cueillir et qu’on se garde en même temps de toucher, par peur d’en faner la beauté. Avec de tels comparatifs, difficile de prendre totalement au jeu de Mihael. Un peu, peut-être, comme l’avait fait le gardien jusque-là, mais totalement? Non.

À la question du prisonnier, il demeura dubitatif et répondit simplement :

« M’sieu H.? Euh, je sais pas trop… Il sort pas souvent, hein. Le seul qui le voit tous les jours, c’est son secrétaire. Enfin, j’imagine que je peux lui en glisser un mot si je le croise. »

C’était la pure vérité. Il ne se voyait pas trop débouler chez le maître d’High Creek que pour qu’on ajoute une bonne note au dossier du détenu. Quoique bon, peut-être leur directeur et le gamin feraient bien la paire, chauds lapins comme ils semblaient être tous les deux…

La seconde requête l’alerta un peu plus et, avec l’impression de marcher sur des œufs, il commença par :

« Mmh. Je crois que tu pourrais retrouver ton chemin tout seul, non? Si tu t’es rendu jusqu’ici sans encombres… Enfin, je comprends tes raisons mais… »

… mais finit par abandonner. Pas envie d’être hypocrite, de jongler, de s’empêtrer un peu plus dans la toile d’araignée que tissait lentement mais sûrement l’habile Mihael autour de lui. Plaçant ses mains devant lui, en signe d’impuissance, « je me rends quoi, cessez le feu », il fit une nouvelle tentative :

« Bon, écoute, Mihael. T’es vraiment sympa, mais… Bon, je vais avoir l’air parano. »

Il poussa un soupir, se massant les tempes, l’air las. Chose certaine, on ne pourrait jamais l'accuser d'avoir manqué d'honnêteté.

« OK. Disons qu’on m’a prévenu à ton propos. Je suis à peu près certain que tu m’aies pas volé cette clé, alors je peux pas t’accuser de ça. Par contre, euh… J’ai la légère… en fait, la forte impression que tu essaies de faire autre chose. Et cet autre chose-là, moi, je peux pas me le permettre. »

Il baissa les bras avec l’expression du mec qui doit concéder un argument.

« En d’autres circonstances, j’aurais dit oui. Ça, je dois l’avouer. Si t’as le moindrement entendu des trucs à mon propos, tu le sais peut-être et c’est peut-être même en partie pourquoi tu es ici. Seulement, là, c’est impossible. Je suis hors limite, tu vois? Je peux te rediriger vers quelqu’un d’autre, si ça te démange à ce point, mais tu serais gentil de laisser tomber mon cas. »

Ce fut à son tour de reculer. Lopette. En même temps, c’était ça ou demeurer à moins de dix centimètres de cette petite bombe sexuelle à retardement. Il n'avait pas envie de le brusquer. Après tout, le gosse n'avait rien fait encore, sauf l'allécher. S'il s'était montré plus insistant, il aurait eu un motif pour le repousser avec plus de fermeté, on n'en était cependant encore que dans la suggestion, l'invite, aussi peu subtiles puissent-elles être.

« Bon, si tu n’avais absolument rien en tête, désolé pour ce discours chelou. C’est moi qui m’imagine être un sex-symbol et que tout le monde me veut. Si, par contre, tu fais preuve de bonne foi, bah… tu agiras en conséquence. OK? On se comprend bien? »

On aurait pu croire qu'ainsi dévoilé, l'acteur se serait drapé dans sa dignité et aurait fait volte face. Ca, c'était la diva. Le manipulateur interrompu au beau milieu de son jeu se serait braqué, et aurait possiblement pris à la gorge -Ou à cette légère bosse naissante- le Gardien, aurait demandé au juste qui lui taillait la réputation d'un produit toxique. Ca, c'était l'enragé. Mihael ressentait un peu des deux, bien entendu. Mais il y avait justement cette bosse, là, ce recul, ces hésitations. Il y avait cet ascendant qu'il commençait à prendre sur lui. Cet embryon de réelle force, la seule qu'il pouvait vraiment obtenir ici. Entre ces murs.

Alors, Sugar' baissa la tête, tristement. Alors, il prenait l'air de l'ange foudroyé, accablé de culpabilité. Après un petit "Oui" tendu à propos du secrétaire, il se recroquevilla, reposa ses deux mains côte à côte au sol, comme un malheureux martyr offrant le dos à la punition, à la honte. Qui serre les épaules -Et sans doute les paupières- aux allusions posées, rendues nettes par des phrases. Comme s'il était poignardé par sa propre attitude, par l'opprobre. D'une voix voilée par les larmes contenues, il murmura. Assez bas pour qu'Aidan doive un peu se pencher, sans doute.

Je sais. Je sais. J'ai été quelqu'un de... Je ne voulais pas vous gêner. Je ne voulais pas... Je suis navré.

Une main quitta le sol pour abriter l'épaule, comme s'il se drapait, comme s'il se mettait à nu. Visage relevé, certes, mais porté vers un mur. Les yeux étaient plissés, troublés, et il y avait toutes les turpitudes des putains qui le sont devenues trop jeunes, et qui rêvaient encore de jouer à la poupée dans un jardin clair et une robe virginale. La fleur cueillie trop tôt. Oui, une jeune garçon qui aurait pu être une merveille, un type bien, si on ne l'avait pas jeté dans la fosse. Quelque chose de doux-amer. A protéger, tu vois? Attendrissant.

J'ai changé. Je vous jure que... J'ai changé. J'ai compris ce que j'avais fait de mal. Mais je dois être trop mauvais... Je n'arrive plus à... A m'exprimer autrement. Ca doit être ça. Je suis désolé. Je...

Enfin, la première larme coule. Il aura fallu qu'il s'enfonce profondément les ongles dans l'épaule pour l'obtenir, geste qui, s'il était noté, pouvait encore largement passer pour un comportement légèrement automutilateur -La dérive classique de ces traumatismes. Il avait perdu la main pour jouer ce rôle jusque dans ces contours lacrymaux. Bon sang, qu'est-ce qu'il fallait pas faire. Quelque part, il avait envie d'en rire. Si ça prenait, vraiment... Enfin, ça avait déjà un peu pris. Il fallait juste qu'il pousse encore un peu. Un bon acteur ne relâchait jamais son texte, son rôle. Sinon, là, il était vraiment ridicule. L'art n'était jamais ridicule.
Il semblait sur le point de s'effondrer en lui même, de porter le monde sur ses épaules abattues. Et pourtant, il faisait l'effort de se relever. Tu vois, Aidan, comme il a froid? Comme il avait simplement envie de bien faire, besoin de bras, de chaleur?...

Oui. Oui. Je vais partir. Je vais... Agir en conséquences. Je... Vous remercie de ne pas m'avoir puni pour ce que je vous ai fait.

Il essuya la larme, d'un geste qui semblait être celui d'un jeune homme qui se cherche un reliquat de dignité. Un très petit mouvement de recul vers la porte. Allez, tu vas pas le livrer comme ça au premier Gardien venu, hein? Tu vas au moins le raccompagner? La rage, Mihael la maitrisait bien. Parce qu'il sentait qu'il gagnait un peu de terrain. Petit à petit. Grappe par grappe. Il pourrait même, avec un peu de chance, trouver des prétextes pour revenir. Je t'aurai, mon mignon, qu'on baise ou pas, se dit-il. Ce n'était pas une promesse, mais un début de certitude.

Pfffft. Bon. Ah, quand même. Quel bordel.

Les pensées d’Aidan formaient une suite d’interjections et d’onomatopées confuses. C’était pas bon, pas bon du tout. Est-ce qu’il était aussi transparent? Est-ce qu’il était si facile de deviner qu’il craquait pour les Cosette de ce monde? Certains préféraient les petits rebelles à mater. Trop peur pour lui, il devait se l’avouer, du côté des prisonniers, il avait un faible pour ceux qu’il fallait protéger, ceux qu’on avait d’attirer contre soi dans une étreinte réconfortante. Il les abandonnait ensuite à leur sort, mais ça n’avait rien à voir avec ses élans de départ. En temps normal, il aurait mordu à l'hameçon. Cette figure à genoux, prostrée, repentante, quasiment prête à se flageller l'aurait conquis. La larme, surtout. Une seule, hein. Pas un torrent, ç'aurait été déplacé. Une seule, exprimant le désespoir retenu. Il pouvait pas résister à un joli garçon qui chiale. C'était dans sa nature, c'était son côté grand frère, son côté paternel, celui qui sauve les enfants déchus.

Mihael l’avait-il pressenti? Ou était-il en réalité cette petite créature en quête de rédemption qu’il voulait bien montrer? Si c’était bien le cas, l’Irlandais ne pouvait se débarrasser de la désagréable impression que s’il serrait le gosse contre lui, ce serait comme accueillir une vipère dans son giron. Pas comme Ametsi, quoi. Garder ses comparatifs en tête lui permettait de ne pas céder… enfin, pas céder aux avances à peu près voilées du gamin.

Le doute minait tout de même sa conscience et il préférait se donner une conscience tranquille, plutôt que de se faire un ennemi parmi les prisonniers, par paranoïa. D’autres que lui auraient soutiré ce qu’ils voulaient du môme, d’autres l’auraient tout simplement foutu à la porte. Il choisit la voie du compromis, qui lui seyait mille fois mieux.

Les mains devant lui, comme un mec qui abdique, il finit par lâcher, après le numéro fort réussi de son interlocuteur;

« Bon, OK, t’as gagné, je te ramène à ta chambre et ça, c’est que pour me donner bonne conscience dans l’éventualité où tu t’es pas payé ma tête du début à la fin. Par contre, me fais pas de sale coup. J’aime pas taper, mais je le fais quand c’est nécessaire. »

Pfft. Comme il pouvait se sentir ridicule. Quelle situation exigerait de lui qu’il foute une raclée à Mihael? Une tentative de « viol »? C’était lui le gardien ou pas? C’était bien lui, mais il avait un Alex à ne pas mettre en colère. Poussant un soupir, il ouvrit la porte et invita le pensionnaire à sortir de la pièce. Ah, quelle vie de chien. C’était sa libido qui était détraquée ou ses phéromones qui étaient devenus incroyablement puissants, tout à coup?